Laure DUMONT
Fondatrice 8éme JOUR
L’intelligence collective est un art de la conversation. Par la pratique du cercle, qui est la base de tout processus collaboratif, on y pose le cadre d’une prise de parole réellement partagée, c’est-à-dire consciente (je suis vraiment là, déconnectée des sollicitations extérieures, numériques notamment), égale (chaque voix compte et « vaut » autant que les autres), authentique et juste (je parle en mon seul nom et avec intention), curieuse et bienveillante (j’essaie autant que possible de suspendre mon jugement).
Pour cadrer la conversation et garantir en son sein la contribution sereine de celles et ceux qui y participent, cette pratique aussi ancestrale que low tech, prévoit l’utilisation du bâton de parole. Du silence aussi. Le temps ralentit. Il est compté et marqué. C’est d’ailleurs la meilleure utilisation que l’on puisse faire d’un téléphone mobile dans un cercle : en mode minuteur ! Les participants partagent les responsabilités : gardien du temps, animateur, scribe…
Le cercle est le mode de rassemblement le plus ancien de l’histoire de l’Humanité. Il a commencé autour du feu. Aujourd’hui, nous le réinventons dans nos espaces de travail en poussant les tables et en plaçant nos chaises en rond. Et depuis quelques temps, par la force des choses, derrière nos écrans…
Le cercle de parole peut-il être virtuel ? Quelle expérience partageons-nous quand des kilomètres nous séparent ? Pouvons-nous exprimer nos points de vue et nos émotions sans que nous soyons physiquement réunis ? Sans que nous puissions être touchés, au sens propre comme au figuré ? Pouvons-nous vraiment collaborer, c’est à dire réfléchir, travailler et produire ensemble, quand nous sommes loin les uns des autres ?
Et pourquoi pas ?!
L’animation d’une réunion de travail en ligne – en visioconférence comme en conference call – obéit aux mêmes principes que l’animation d’une réunion « physique ». De la même manière, elle se prépare, se cadre, s’anime… Pour l’organiser, il nous faut : un sujet de travail, une liste de participants directement concernés, un ordre du jour, une date, un horaire de début et de fin, et aussi un animateur, un scribe, un gardien du temps, éventuellement un modérateur. En « vrai » comme en ligne, on discute, on débat, on décide…
Depuis plus d’un an que je pratique régulièrement ces réunions à distance, je dois admettre que mon expérience est aussi riche et productive qu‘une réunion « physique », bien que différente. Que nous soyons 4, 8 ou même 25, je suis à chaque fois frappée par la qualité de présence et d’écoute de chacune et de chacun, par la valeur des mots et des silences, par la fluidité et l’efficacité du processus de réflexion et de décision collectives, dès lors qu’il est bien animé.
L’ordinateur ne fait pas écran entre nous. C’est comme s’il favorisait au contraire un temps suspendu et une forme d’intensité. Comme s’il nous obligeait à être plus présents et donc plus attentifs. Plus conscients aussi. Les 4 chiffres en bas à droite de l’écran déroulent les minutes et les heures. Et c’est comme si elles prenaient une autre valeur. En ligne, j’ai l’impression de peser mes mots. En ligne, je me vois écouter et parler dans la fenêtre qui est la mienne, dans un troublant jeu de miroirs. En ligne, je suis face à face avec chacun de mes interlocuteurs, quasiment les yeux dans les yeux. Cela n’arrive jamais dans une réunion en présentiel.
Tout cela est inédit. Nous apprenons en marchant et en explorant de nouvelles modalités de collaborations. Sans doute sommes-nous en train de réinventer le lien social, d’expérimenter de nouvelles formes de sociabilité ? Nous n’avons pas toujours besoin de nous toucher physiquement pour nous relier. C’est en tout cas ce que nous dit l’explosion spectaculaire des apéros skype, whastapp, zoom ou facebook depuis le début du confinement. La privation de nos moments « physiquement » partagés leur donne une nouvelle saveur. Elle les « débanalise », elle les rend rares et précieux. J’espère que nous saurons, quand ils seront à nouveau possibles, les apprécier et les vivre pleinement. Autant que nos moments connectés. En conscience et à leur juste mesure.